Jeudi 22 mai, i.PEICC a proposé, en collaboration avec Houda Choisy-Bouadar, juriste et féministe engagée, un temps de discussions autour d’une question essentielle : les femmes sont-elles réellement libres dans l’espace public ? La rencontre s’est tenue à la Maison pour tous Louis Feuillade, qui a accueilli l’événement.
Quasiment une trentaine de participant·e·s étaient présent·e·s : stagiaires, services civiques, adhérent·e·s, travailleur·se·s de l’association Gammes, ainsi que des habitant·e·s de la Mosson, Saint-Paul, d’Occitanie, Pompignane, du centre-ville. Plusieurs générations et réalités de vie étaient représentées. La discussion s’est tenue en deux langues différentes : en français et en arabe littéraire afin que tout le monde puisse suivre les échanges.
L’espace public : un mot, mille vécus
En introduction, chaque personne a été invitée à partager un mot associé à sa propre définition de l’espace public. Il en est ressorti des termes comme liberté, vigilance, cohabitation, solidarité, parole, hygiène, (in)égalité…
Autant de mots qui reflètent un paradoxe fondamental : l'accès à l'espace public est censé être un droit naturel et universel, mais il ne l’est pas autant pour toutes.
Une liberté théorique, mais pas absolue
Dans les faits, les femmes ne bénéficient pas de la même liberté que les hommes pour circuler et occuper l’espace public. Elles développent des stratégies conscientes ou inconscientes : organiser leur journée en fonction des horaires, éviter de sortir seules le soir, privilégier les trajets en groupe, anticiper les comportements à risque, s’auto-protéger. Ces mécanismes de protection sont intériorisés par beaucoup de femmes.
Certaines évoquent le poids du regard social, du regard exercé par le conjoint ou l’entourage. Sortir pour des loisirs n’est pas toujours considéré comme légitime. Le soir, notamment, est perçu comme un moment moins adapté. Pour certaines, participer à une activité culturelle devient difficile à cause de contraintes sociales, familiales, ou du simple sentiment d’insécurité.
Des femmes expliquent aussi que le couple peut être un lieu de négociation voire de limitation, et que dans certains cas, il n’est même pas question de demander : sortir seule n’est pas envisageable. Ce contrôle peut être lié à des traditions, à des réflexes culturels, mais aussi à une peur bien réelle.
Le système patriarcal : des normes profondément ancrées
Ces limites ne sont pas uniquement imposées de l’extérieur. Certaines femmes intègrent elles-mêmes ces freins, parfois sans s’en rendre compte. Il s’agit d’un conditionnement social, transmis par l’éducation, les cultures, mais aussi par les siècles de domination patriarcale. Cette organisation sociale accorde plus de pouvoir, de visibilité et de légitimité aux hommes. Les femmes ne sont pas toujours encouragées à occuper pleinement l’espace, à s’imposer, à revendiquer leur liberté de mouvement.
Il existe aussi des figures symboliques : les « gardiennes du temple », ces femmes qui, consciemment ou non, perpétuent les normes patriarcales. Elles ne souhaitent pas forcément oppresser, mais sont les relais d’un système qui fonctionne depuis longtemps. Pourtant, le problème ne vient ni des traditions ni des religions, mais bien du pouvoir détenu par les hommes.
Un exemple historique a été évoqué : le Code civil napoléonien, qui interdisait aux femmes de demander le divorce. De plus, certaines normes présentées comme religieuses sont en réalité issues d'une organisation patriarcale : par exemple, le Coran indique qu'une femme a le droit de demeurer dans le foyer après un divorce, ce n'est pas une obligation ni un interdit moral.
Éducation et dé-construction : vers un espace réellement partagé
Il devient urgent d’éduquer les enfants différemment. Pourquoi élever les garçons et les filles sur des bases inégalitaires ? Certaines femmes refusent aujourd’hui de s’engager dans la lutte pour leurs droits, non par indifférence, mais parce qu’elles estiment que ce n’est pas leur rôle. Or, une femme devrait être libre sans devoir lutter.
L’égalité de pouvoir ne signifie pas la disparition des rôles ni des traditions, mais une possibilité de choix pour chacun·e. Par exemple, cuisiner n’est pas réservé aux femmes ; se muscler n’est pas une atteinte à la féminité. La liberté n’implique pas le rejet des valeurs culturelles, mais la possibilité de les choisir sans contrainte.
Les équipements, les pratiques et les inégalités de genre
Le manque de liberté se manifeste aussi par l’inégale répartition des équipements ou des usages dans les quartiers.
Des enquêtes ont montré que les filles adolescentes sont moins présentes dans les structures de jeunesse, car les parents ont souvent peur pour leur sécurité, tandis que les garçons sont davantage incités à s’inscrire à des clubs ou des activités sportives. On cherche parfois à « canaliser » les garçons à travers le sport, mais cela peut créer un déséquilibre qui empêche les filles d’investir pleinement ces espaces.
Certaines n’osent pas fréquenter les salles de sport à cause du regard masculin, d’un jugement sur la tenue, ou encore du poids des attentes sociales : une femme musclée ne « plaît pas à tout le monde ».
La sexualisation du corps féminin devient un frein à la liberté d’habillement, et même à la liberté d’exister dans l’espace public, sans subir ni regards ni remarques. Cette pression peut aussi venir d’autres femmes, ce qui complique la création d’une véritable solidarité féminine. Le patriarcat l’emporte quand les femmes ne se soutiennent pas entre elles.
Les collectivités territoriales ont un rôle à jouer : repenser les équipements publics pour favoriser la mixité, consulter les habitant·e·s, créer des espaces vraiment partagés, accessibles et sûrs pour toutes et tous. En effet, elles financent à hauteur de 75% les équipements publics majoritairement utilisés par les garçons/hommes, ce qui renforce leur présence dans l'espace public au détriment des filles/femmes.
L'ensemble des citoyen.ne.s supporte également le coût énorme des comportements typiquement masculins : la quatrième de couverture du livre Le coût de la virilité de Lucile Peytavin, présenté pour Houda Choisy-Bouadar durant les échanges, en donne un aperçu très préoccupant : "En France, les hommes sont responsables de l’écrasante majorité des comportements asociaux : ils représentent 84 % des auteurs d’accidents de la route mortels, 92 % des élèves sanctionnés pour des actes relevant d'atteinte aux biens et aux personnes au collège, 90% des personnes condamnées par la justice, 86 % des mis en cause pour meurtre, 97 % des auteurs de violences sexuelles".
Des lois existent, mais peu appliquées
Des infractions sont désormais reconnues : harcèlement de rue, outrage sexiste, etc. Mais dans la réalité, ces lois sont peu mises en œuvre. Seules, les femmes peuvent difficilement faire valoir leurs droits. La solution passe par l’action collective. Sortir ensemble, se soutenir, demander des aménagements pour plus de sécurité (éclairage public, transports dédiés…) font partie des stratégies. Certaines initiatives vont dans ce sens : les taxis roses par exemple, réservés aux femmes par des femmes, pour permettre des déplacements plus sûrs.
L’espace numérique : entre émancipation et nouvelles violences
Les discussions ont également abordé la place des femmes dans l’espace numérique, considéré par certaines comme un lieu alternatif de liberté, et par d’autres comme un nouveau terrain de domination.
Les réseaux sociaux ont permis à de nombreuses femmes de s’exprimer, se libérer, se rassembler. Mais ils peuvent aussi renforcer des stéréotypes contre lesquels les femmes se battent depuis longtemps.
Des initiatives concrètes qui ont vu le jour ont été évoquées :
• Les Martines : une application qui se veut comme un réseau social alternatif, dédié à la solidarité et à la mise en lien entre femmes.
• Dispositif Angela : un label apposé sur des lieux-refuges où se rendre en cas de danger en prononçant le terme "Angela"
• The Sorority : une application de géolocalisation pour repérer des femmes à proximité en cas de besoin, et se sentir en sécurité.
Mais pour beaucoup, le numérique doit rester un outil, pas une finalité. Il est important d’occuper les espaces réels autant que les espaces virtuels, et de continuer à se mobiliser dans les deux.
Rien n’est acquis. C’est un combat.
Merci à Houda Choisy-Bouadar pour son intervention riche et engagée, à la Maison pour tous Louis Feuillade pour l’accueil, et à toutes les personnes présentes pour leurs témoignages et leur participation !
La poursuite de cet échange se fera lors d’une restitution à venir, dans le cadre du projet « Mosaïque Citoyenne », en collaboration avec l'artiste Ayda-Su Nuroglu.